La voix du Coach
A l'heure du digital et de l'Agile à l'échelle de l'entreprise, les offres pour accompagner les équipes et organisations dans ces mutations se multiplient, et la transition reste toujours délicate et longue. Pour démêler les discours, InfoQ FR propose un panorama hétéroclite de ces accompagnants de l'agilité, souvent appelés "coachs", pour donner une voix à ce "métier", et aussi un visage, des pratiques, des modes d'agir dans les organisations.
Cette série propose la vision de coachs français sur leur définition du coaching, leur parcours, leurs réussites et échecs, ainsi que des conseils et éléments de réflexion actuels.
Claude Aubry
Pionnier de Scrum en France, Claude a contribué à sa diffusion avec son blog "Scrum, Agilité & rock’n’roll" alimenté depuis 2006, ainsi qu'avec son livre diffusé à plus de 16 000 exemplaires, dont l'édition 4 est sortie en octobre 2015. Claude est consultant indépendant depuis 1994.
InfoQ FR : Pourriez-vous vous présenter et expliquer à nos lecteurs votre définition de votre métier ?
Claude Aubry : Il arrive qu'on m'appelle coach agile. Mais le plus souvent, si on doit me présenter chez un client, on dit plutôt : "Voici notre expert Scrum". Quant à moi, je ne me définis pas comme coach agile. Quand on me demande mon métier, j'ai tendance à dire consultant.
Consultant en quoi ? Quand je suis devenu indépendant en 1994, il a fallu que je déclare à l'INSEE un métier un peu plus précis que consultant. Cela fut "consultant en génie logiciel". Le terme est tombé en désuétude, le génie s'est évaporé et avec le passage du siècle, il a été supplanté par les méthodes agiles.
Pour faire court, je suis donc consultant en méthodes agiles. En un peu plus précis mais plus long, cela donnerait : Consultant en développement agile - en général Scrum - de produits ou services -en général à base de logiciel.
InfoQ FR : Pourriez-vous revenir sur votre parcours et ce qui vous a mené à votre pratique actuelle ?
Claude Aubry : Mon parcours m'apparaît plutôt linéaire. J'ai commencé comme ingénieur logiciel d'études et je suis toujours resté dans le développement de logiciel, jusqu'à en devenir un "vétéran". À mes débuts, j'ai développé du logiciel pour des systèmes embarqués. Très vite, je me suis intéressé à la conception de logiciel et, en même temps, à la spécification des exigences, comme on disait à l'époque. Bref, à l'ingénierie du logiciel. Cela m'a conduit à la découverte de choses comme SADT, SA/RT, la conception objet, SDL, OMT et bien d'autres, puis d'UML. On peut sommairement les regrouper dans "méthodes d'analyse et de conception". Mon expérience avec ces méthodes s'est faite dans un cadre déjà "itératif et incrémental". Non, comme j'aime à le rappeler, je n'ai jamais pratiqué de cycle en V ou de gros machins comme Merise.
J'ai travaillé ensuite, toujours dans le domaine du génie logiciel, chez des éditeurs ou des sociétés de conseil. C'est donc naturellement que je me suis intéressé aux méthodes agiles dès qu'elles sont apparues. J'ai vécu cette transition vers l'agilité en tant que consultant déjà indépendant. Progressivement, jusqu'à m'y consacrer entièrement dès 2004. Et aussi en tant qu'enseignant, puisque j'ai été pendant 15 ans, jusqu'en 2011, professeur associé à temps partiel à l'Université Paul Sabatier de Toulouse. J'ai commencé par enseigner du génie logiciel, puis dès 2001 de l'Extreme Programming, puis vers 2004 du Scrum. J'ai lancé en 2006 une unité d'enseignement conséquente dédiée au développement agile.
De 2005 à 2012, j'ai consacré une bonne partie de mon temps à définir et lancer iceScrum, un outil open source développé d'abord avec des étudiants, puis au sein de 2 startups. Ma pratique actuelle se situe dans la continuité de cette expérience de consultant, d'enseignant et d'entrepreneur, à la recherche des meilleurs façons de développer. S'y est ajouté avec l'agilité, et c'est ce qui fait tout le sel de mon métier aujourd'hui, le volet humain. Scrum, et l'agilité, expriment ouvertement des valeurs que j'ai toujours portées en moi et que j'ai maintenant plaisir à partager, en toute liberté.
InfoQ FR : Concrètement, comment se traduit votre métier au quotidien ? Qu'est-ce que vous faites ?
Claude Aubry : Au quotidien, c'est très varié, mes journées ne se ressemblent pas. Déjà, et depuis que je suis consultant, je ne passe, en moyenne, qu'environ 6 à 8 jours par mois chez des clients. C'est le rythme soutenable qui me convient. S'arrêter et réfléchir entre deux missions m'est indispensable.
Il ne faudrait pas en déduire que je suis "coach agile" uniquement lors de cette présence en accompagnement sur le terrain. Je considère que la veille, la lecture, les conférences, l'écriture et les participations à des activités communautaires font aussi partie du métier. J'y consacre beaucoup de temps, de préférence aux activités commerciales et administratives que j'essaie de réduire au minimum. Dans mes activités chez les clients, je fais de la formation et du conseil. Il est un temps où elles étaient distinctes dans les modalités et dans la forme. C'est de moins en moins le cas. En effet j'anime les formations sans slides, avec des ateliers et en traitant dès que possible le "projet" sur lequel travaille ou va travailler l'équipe en Scrum. Je ne connais pas la routine car tous les contextes, et bien entendu les gens, sont différents ; je ne connais pas non plus la lassitude, car mes missions sont courtes, entre 3 et 12 jours ces dernières années. Et enfin, je pratique, autant que possible, l'animation en binôme.
InfoQ FR : Quelles sont vos sources d’inspiration et de formation ?
Claude Aubry : J'ai lu beaucoup de blogs sur l'agilité. Maintenant cela est réduit à quelques-uns, plutôt en français, plus des articles que je découvre grâce à ma veille sur Twitter. Je lis pas mal de livres, j'ai d'ailleurs lancé un club de lecture au sein de l'association Agile Toulouse pour partager mes lectures.
La personne qui m'a le plus inspiré et formé récemment est Stéphane Langlois. Grâce à lui, je me suis remis à programmer, avec plaisir ; en plus de Meteor JS, il m'a aussi fait découvrir quelques belles pépites collaboratives.
InfoQ FR : Pour vous, quelle est la partie la plus intéressante de ce que vous faites ?
Claude Aubry : Presque tout ce que je fais est vraiment intéressant :
- J'ai toujours l'occasion de découvrir et essayer de nouvelles pratiques, ce qui m'apporte la joie d'apprendre.
- Il m'arrive de me sentir compétent, d'avoir la sensation de participer activement à un grand mouvement, ce qui me procure du plaisir.
- Dans des situations et devant des gens différents à chaque fois, je parviens à me sublimer, à vivre des moments de grande intensité.
L'intérêt que cela me procure est renforcé par la reconnaissance objective que j'ai de mes pairs, de mes clients et de mes lecteurs. Bref, c'est le bonheur au travail.
InfoQ FR : A l'inverse, qu'est-ce qui vous paraît compliqué dans la posture du coach ?
Claude Aubry : 1- J'interviens dans des situations qui me paraissent compliquées mais ce sont les plus intéressantes. 2- Dans mes interventions, je ne prends pas de posture, je suis moi-même. 3- Ce qui est le moins intéressant dans ce que je fais, c'est le côté commercial et administratif de mon activité.
InfoQ FR : Quelles sont vos plus belles réussites en tant que coach ?
Claude Aubry : On peut avoir un sentiment de réussite quand on voit une équipe réussir son sprint. On peut avoir un sentiment de réussite plus grand quand des clients font un retour d'expérience dans une conférence agile, avec moi, ou en me citant comme initiateur de leur agilité. Lors du dernier Agile tour Toulouse, il se trouve, par hasard, que j'ai été mentionné dans 4 retours d'expérience consécutifs (Air France, AE&T, Orange et Intel). Mais ce ne sont pas des réussites personnelles, ce sont surtout celles des équipes que j'ai accompagnées.
Ma plus belle réussite personnelle, c'est de maîtriser cette boucle : expérimenter sur le terrain, y réfléchir (souvent par l'écriture) et réussir à faire émerger de nouvelles idées, mises en oeuvre à leur tour sur le terrain, etc. C'est le combo livre Scrum - coaching Scrum qui l'incarne, avec une cohérence qui s'affirme au fil des éditions, de mon point de vue.
InfoQ FR : Quels sont vos plus criants échecs ? Qu'en avez-vous appris ?
Claude Aubry : Je ne me souviens pas d'un échec, une fois la mission commencée. Mon objectif est d'arriver à ce que l'équipe se débrouille seule et n'ait plus besoin de moi. C'est donc court et si on ne me donne pas de nouvelles après, cela me procure juste de l'incertitude ou de l'ignorance sur les résultats obtenus. Ce dont je me souviens, c'est d'un échec avant la mission : une proposition non retenue sur laquelle j'avais passé du temps. J'en ai appris qu'il ne fallait pas perdre de temps à répondre à des demandes ou appels d'offre manifestement pas dans l'esprit agile.
InfoQ FR : Comment percevez-vous le déploiement de l'Agile dans les organisations françaises ?
Claude Aubry : L'agilité se diffuse largement. Mes dernières missions dans des organisations dotées d'une forte gouvernance traditionnelle des projets me confortent dans l'idée que Scrum est devenu "mainstream" et s'infiltre un peu partout. Par contre, en ce qui concerne la "maturité", je dirais plutôt les résultats, je pense qu'il reste beaucoup à faire.
J'utilise depuis quelque temps le modèle Agile Fluency ; il permet de définir la cible visée par le passage à l'agilité et de trouver son chemin pour y arriver. Il repose sur 4 paliers, de * à ****. Les données que je collecte ainsi me font percevoir une maîtrise (fluency) de l'agilité très partielle. Si des équipes bien formées arrivent à produire de la valeur à la fin d'un sprint (*), bien peu y parviennent régulièrement et sans dette technique. Le palier** nécessite de mettre l'accent sur ce qui est trop souvent négligé, à savoir l'approfondissement des compétences techniques de l'équipe. Quant au *** (voire ****), s'il est pourtant souhaité, il n'est pas atteignable sans changer la structure et la culture des organisations. Le modèle permet de bien faire comprendre aux organisations que, sans mettre en place des mesures radicales, ils n'arriveront probablement pas à obtenir les promesses qu'elles se faisaient de l'agilité.
InfoQ FR : Comment analysez-vous le développement du coaching agile sur les dernières années ?
Claude Aubry : Avant que le terme "coach agile" apparaisse, je faisais déjà ce métier. Je pense qu'il est utilisé depuis la diffusion du livre de Rachel Davies et Liz Sedley, "Agile Coaching", maintenant traduit en français par Fabrice Aimetti. Dans ce livre, coaching agile porte sur le rôle de ScrumMaster, mais comme Rachel et Liz sont plutôt XP que Scrum, elles ont dit coach et coaching. L'objet du coaching est clairement l'équipe. J'entends que, maintenant, coach agile s'applique à la personne qui oeuvre au niveau d'une organisation et pas seulement pour une équipe. Pourquoi pas, ça me va, et c'est ce que je fais.
Mais quand j'entends aussi que le coach agile doit avoir une "posture basse" et que ce serait bien qu'il applique des techniques de développement personnel, alors là, ça ne me va plus. Je conteste l'association de ces pratiques à mon métier. Heureusement, aucun de mes clients ou contacts n'attend ça de moi. L'engouement pour ces pratiques de coach "classique" ou pour des tendances "new age" est pourtant réel parmi les coachs agiles. Je m'en étonne, parfois m'en agace. Indépendamment de la sincérité et de la compétence de nombreux "coachs agiles", je l'analyse comme une tentative de récupération de l'agilité par les RH ou le management, ou plutôt de recadrage managérial d'un mouvement venu d'ailleurs qui leur apparait trop radical.
Pour moi, une pratique de coaching comme l'élaboration de profils "psy" qui met l'accent sur le comportement individuel se situe à l'opposé de la grande avancée des méthodes agiles sur le collectif, sur l'équipe. En insistant sur l'aspect psychologique dans les relations de travail, on dévalorise le professionnalisme. Or on constate, en s'appuyant sur le modèle Agile Fluency, que ce sont les compétences techniques qui permettent d'amener l'équipe à fournir régulièrement de la valeur. À ceux qui se laissent attirer par cette mouvance psychologisante, je donne à méditer cette citation de Boris Pasternak :
- L’appartenance à un type, c’est la mort de l’homme, sa condamnation. Si l’on ne peut le faire entrer dans une catégorie, s’il n’est pas représentatif, il possède déjà la moitié de ce qu’on est en droit d’exiger de lui : il est affranchi de lui-même, il détient une parcelle d’immortalité. -
InfoQ FR : Si nos lecteurs veulent se lancer, par où leur conseilleriez-vous de commencer ?
Claude Aubry : Je suppose que ceux qui veulent se lancer dans le coaching agile ont déjà pratiqué, rejoint une communauté agile locale et participé à sa vie. Je n'ai pas de conseil à leur donner, toutes les situations étant différentes. Si on insiste, je recommande juste quelque chose qui personnellement m'a beaucoup apporté : écrire régulièrement dans un blog.
InfoQ FR : Quelles sont les tendances qui vous ont étonné récemment et que vous pourriez partager avec nos lecteurs ?
Claude Aubry : Je viens de finir "Esquisses" de Jean-François Billeter. Un petit livre épatant avec 50 esquisses sur l'état du monde, sur la crise du système actuel et sur ce qui peut le remplacer. Extrait choisi pour son lien avec l'agilité : "la loi du fini est une pierre de touche" (esquisse 37). Je lis actuellement "Justice" de Michael Sandel. Un livre de philosophie accessible et passionnant, avec des exemples très bien choisis, qui montre les impasses de l'utilitarisme et du libertarisme, pour proposer une nouvelle approche de la justice dans la société. Il m'a donné matière à réflexion sur la priorisation du backlog.